Les cartes qui suivent sont publiées (en noir et blanc) dans l'article « Pour compter des mutins faut-il soustraire des moutons ? » paru dans Obéir / désobéir. On se reportera à l'article pour leur interprétation. Néanmoins je place ici le commentaire extrait de l'article pour préciser comment elles ont été élaborées.

Très rapidement, disons d'abord qu'elles permettent de quitter la logique à la fois individuelle et additionnelle (celle du tout ou rien) propre aux rapports militaires sur les mutineries. L'enquête cartographique permet en effet de décrire avec précision les modes de diffusion des mutineries par un déplacement du regard visant à indiquer non qui a participé, mais combien de soldats ont été exposés à l’événement (en montrant combien étaient en mesure de l’être au lieu et au moment considéré). Autrement dit, discuter des postulats du pourcentage de mutins conduit ici à tester empiriquement l’étanchéité de la frontière ordinairement posée entre mutins « certifiés conformes » et ceux qui observent, en apparence en silence.

Pour comprendre en quoi la cartographie s’avère un instrument au moins adapté à traiter le problème (avant même de juger son éventuelle efficacité), il faut commencer par rappeler qu’il rend compte de ce que la totalisation statistique laisse invisible : le fait que les mutineries ont lieu dans un espace sillonné par de constants mouvements de troupes, selon que celles-ci sont en instance de « monter » ou de « descendre » des premières lignes, définitivement (retrait du front) ou temporairement (repos court dans l’arrière-front, avec maintien des exercices et entraînements pour ne pas laisser l’oisiveté s’installer). Loin d’être des événements isolés les uns des autres, tant du point de vue géographique que régimentaire, elles prennent place à des moments bien précis dans la vie de l’unité touchée et en des lieux qu’il est efficace de caractériser (en eux-mêmes, les noms de ces villages ne disent rien à personne) en indiquant quelles autres unités y sont passées ou/et stationnent à proximité immédiate. Pour le dire rapidement, d’un point de vue spatial les mutineries sont des moments, plus ou moins longs, durant lesquels les hommes brisent le rythme des allers et retours qui leur sont imposés entre les lignes de front (premières lignes et soutiens, où ils restent en général entre une semaine et quinze jours consécutivement) et les cantonnements de « courts repos » (sur les rythmes du front, voir le chapitre 6 de [Cochet 2005]). Ces va et vient dessinent ainsi une bande d’environ 30 kilomètres de profondeur délimitée par la distance entre la première ligne, les zones de soutien et de réserve (tranchées de deuxième et troisième lignes), enfin celles de premier et de grand repos (où des civils peuvent être présents), en gardant à l’esprit que les mutineries n’ont de fait jamais lieu à « l’arrière » [Rolland 2005, p. 351-352].

La première carte montre ainsi les deux accordéons tracés par les cinq mouvements des 9e et 166e DI entre leur engagement lors de l’offensive Nivelle du 16 avril et la fin du mois de juin 1917, entrecoupés dans chaque cas d’une mutinerie sous la forme d’un refus de « remonter » vers la première ligne. Le dessin détaillé des trajets souligne l’échelle qu’il eut fallu, dans l’idéal, adopter : celle du régiment et non de la division, éclatée souvent en différents villages de cantonnement voire, rarement, entre régiments en ligne et d’autres en repos ou en soutien. En même temps, l’aperçu de l’arrière plan de la carte, qui donne à voir l’ensemble des mutineries ayant eu lieu et des divisions qui sont présentes au même moment (les mois de mai et juin) sur le front du Chemin des dames, permet de comprendre qu’à ce niveau de niveau de précision, la carte eut été totalement illisible, d’autant qu’elle ne comprend pas encore le dessin des mouvements eux-mêmes. La solution adoptée a donc consisté à représenter de façon schématique l’ensemble des positions et des déplacements de troupes, non dans l’idée de donner des informations précises sur l’histoire militaire des unités engagées, mais pour rendre visible et sensible le contexte dans lequel se déclenche la crise d’indiscipline.

  • Carte n°1 : Les déplacements entre front et arrière-front des 9e et 166e divisions d'infanterie en mai-juin 1917 (pour agrandir l'image, clic droit puis « afficher l'image »).



    La nécessité de conserver sur la carte un niveau élevé d’information était d’autant moins évidente que cette information est déjà disponible dans la base de données « Chemin des dames », élaborée par Philippe Olivera [2004b] et qui retrace, dans le détail, l’histoire régimentaire des divisions engagées le 16 avril et après au cours de l’année 1917 : sans elle, l’établissement des cartes eut été simplement impossible. Restait à délimiter les frontières de l’espace et la temporalité retenus.
    Le fonds de carte choisi est continu : il s’agit de la région du Soissonnais / Tardenois, d’une superficie de moins de 1500 km2 (environ la surface d’un demi département), « où vivent aujourd’hui 100 000 personnes » [Rolland 2005, p. 355], mais dans laquelle étaient rassemblés, on l’a vu, au plus un million de soldats au printemps 1917. Il est évidemment retenu parce qu’il permet de pointer le lieu d’une large majorité des incidents : 65% des refus (98 des 151 mutineries répertoriées du 29 avril à la fin août) ont lieu dans la profondeur de la ligne Soissons-Reims-Mourmelon, et même 78% si l’on retranche du total les 26 d’entre eux dont la localisation reste inconnue. Restent 27 mutineries qui ont lieu presque toutes dans des cantonnements plus à l’Est (vers Verdun et dans les Vosges), souvent dans des unités qui viennent du Chemin des dames.
    En ce qui concerne la chronologie, il était évidemment difficile de représenter sur une même carte les évolutions constatées sur une durée de trois mois. J’ai donc choisi de restreindre la cartographie à une période de trois quinzaines successives (symbolisées chacune par une couleur) : du 29 avril au 13 mai ; du 14 au 31 mai ; enfin du 1er au 14 juin. Ce mois et demi est de loin le plus dense en incidents : 117 des 151 mutineries recensées s’y déroulent. Sur ce total, il est possible de positionner sur la carte 84 d’entre elles (72% des 117 incidents sur la période, et encore 56% du total général) : 8 sur 12 durant la première quinzaine (restent deux lieux inconnus, deux hors zone) ; 44 sur 51 durant la deuxième (5 lieux inconnus, 3 hors zone) ; enfin 32 sur 53 dans la quinzaine de juin (11 dont la localisation reste mystérieuse, 10 hors zone).

    Une fois chacun de ces 84 refus inscrits dans l’espace (avec indication de leur numéro d’ordre chronologique, du lieu principal, enfin de la division principalement concernée), restait encore à indiquer les positions des unités pour chaque quinzaine et à tracer leurs déplacements dans ces mêmes périodes. La carte n°2 ajoute ainsi à la localisation des incidents les seuls trajets de l’ensemble des divisions présentes dans la région durant les trois quinzaines considérées.
    Le nom des unités concernées n’apparaît pas encore pour éviter la tentation d’une lecture informative des déplacements (même si la visée des flèches et leur longueur renvoient aux trajectoires et villages de cantonnement effectifs des divisions tels qu’indiqués dans la base « Chemin des dames ») : il s’agit ici seulement de se donner une représentation correcte, sinon de « prendre la mesure » du fait que les différentes mutineries prennent place au cœur d’un enchevêtrement de mouvements régimentaires. La première quinzaine de mai compte ainsi 28 déplacements de divisions, la deuxième 35, et les quinze premiers jours de juin encore 23, soit au total 86 sur le mois et demi, en moyenne quasiment deux mouvements divisionnaires par journée. Les trajets de « sortie » du théâtre du Chemin des dames, au sens large, sont également représentés : les unités qui partent croisent d’autres qui restent (et créent des jalousies). Parfois elles iront jusqu’à exporter l’indiscipline hors de la zone retenue.

    Rappelons encore une fois que cet intense labourage du territoire des mutineries est par ailleurs sous-estimé si l’on se souvient que les trajectoires des divisions masquent celles des régiments en leur sein. Surtout, il faudrait encore mentionner ici l’ensemble des mouvements ordinaires de circulation de l’information, fausses comme vraies nouvelles, dans la zone. Autrement dit s’intéresser en détail aux agents de liaison (cuisiniers, ravitailleurs, téléphonistes, vaguemestres, observateurs d’artillerie, hommes du train régimentaire) dont Marc Bloch rappelait qu’ils dessinent, par leurs mouvements et leurs contacts possibles avec les civils, la « zone de formation des légendes ». Mais encore aux déplacements des soldats eux-mêmes, lors des repos, vers les cabarets tenus par des civils dans les villages proches des cantonnements, et dont D. Rolland a montré qu’ils étaient des scènes importantes du déroulement de certaines mutineries. Ajoutons enfin que même si l’on réduit l’information en établissant une carte pour chaque quinzaine, l’impression de saturation de l’espace ne diminue pas : les incidents disciplinaires sont circonscrits à un territoire à la fois restreint en superficie et intensément parcouru. Double caractéristique qui permet sans doute d’expliquer pourquoi il n’existe pas de « courants » des mutineries semblables à ceux mis en lumière par G. Lefebvre [1988, chap. 6] dans sa célèbre carte de la « grande peur » de 1789 [ibid., p. 192-193]. Lorsque l’on relie les mutineries une à une dans leur succession chronologique, on ne dessine nullement une sorte de « vague » qui traverserait la région, mais plutôt un entremêlement de fils sans structuration apparente, exceptés quelques nœuds, visibles sur la carte n°2 (par exemple les incidents 13 à 17 au nord-Ouest de Reims ou 45 à 50 autour de Soissons) où les refus se succèdent dans des villages limitrophes. En ce sens, l’enchevêtrement des incidents représente un bon indicateur de la multiplicité, en intensité comme en direction, des flux d’information sur le territoire considéré.

  • Carte n°2 : Localisation des mutineries et mouvements divisionnaires sur l'arrière-front du chemin des dames, du 29 avril au 14 juin 1917.



    La dernière étape de ce travail de contextualisation des mutineries consiste à placer sur la carte les positions, multiples pour toutes celles qui bougent, des divisions alors présentes sur le front. 68 unités ont été recensées durant les six semaines retenues (certaines d’entre elles, qui ont participé à l’assaut du 16 avril, ont déjà été déplacées en retrait du front, hors zone, et n’apparaissent donc pas en date du 29 avril sur la carte). Ces 68 divisions dessinent en tout 132 positions dans l’espace au long des trois semaines : 68 sur le front, 64 lors de cantonnements sur le chemin des premières lignes ou lors de courts repos dans l’arrière-front. Parmi ces 68 divisions, seules 13 (encadrées de noir sur la carte) semblent, en l’état des connaissances, n’avoir été le creuset d’aucun incident. On remarquera qu’à l’exception de la 66e DI, qui effectue un aller et retour entre repos et front, l’ensemble des 12 autres divisions « non touchées » sont déjà en ligne au 29 avril (151e DI, 128e DI) ou, le plus souvent, y « montent » très tôt, dans la première semaine retenue, avant que les incidents ne se soient généralisées (cas des 56e, 153e, 11e, 125e DI, 2e DC). Au moment où elles traversent la zone, elles ne peuvent encore avoir beaucoup « d’informations » sinon « d’incitations » au désordre.

  • Carte n°3 : L'environnement divisionnaire des mutineries du Chemin des dames du 29 avril au 14 juin 1917.



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